Lettre ouverte de Jean-Claude Nouard à l’attention de Madame la Préfète de la Dordogne
Madame la préfète,
Durant 42 ans, j’ai œuvré au sein de la DDAF puis de la DDT de la Dordogne en tant que technicien en charge de la réglementation et du contentieux forestier. Une vocation plus qu’un métier, que j’ai exercé durant toute ma carrière avec passion, au seul service de la protection et de la sauvegarde des forêts mais toujours dans l’esprit du service public et dans le respect des règles de droit, d’où un parcours professionnel semé d’embûches et jonché de solides et durables inimitiés. C’est donc en tant que forestier responsable et résistant, que je me permets de vous adresser ce « cri du cœur », face à l’état d’extrême urgence dans lequel se trouve aujourd’hui nos forêts, seules pour faire face à une gestion forestière mortifère !
Depuis la création du Fonds forestier national en 1946, la France a fait le choix d’une gestion dite « dynamique » pour ses forêts, dans le but d’accompagner le développement de sa filière bois. Alimenté par une taxe fiscale, ce fonds a permis de mobiliser sur un demi-siècle plus de 32 milliards de francs de l’époque, soit l’équivalent de 6,3 milliards d’euros. Ses missions premières consistaient, à encourager les boisements ou les reboisements en privilégiant déjà l’introduction des résineux ; à désenclaver les massifs forestiers par la création de pistes et d’aires de stockage de bois, de manière à faciliter la pénétration des engins forestiers et notamment celle des grumiers, au plus profond des massifs. Un fonds auquel les pouvoirs publics ont décidé de mettre fin à compter du 1er janvier 2000 au prétexte que sa forme était désormais inadaptée, non sans prendre la peine d’effacer sans aucune contrepartie, la totalité des dettes dues par les propriétaires. Une décision quasi concomitante avec le passage des tempêtes Lothar et Martin des 26, 27 et 28 décembre 1999 qui, compte tenu des énormes dégâts occasionnés, ont nécessité à leur tour, une mise de fonds extrêmement conséquente pour financer le « plan chablis », que ce soit pour le nettoyage des routes ou des parcelles forestières, pour le dégagement ou l’exploitation des bois, pour leur transport ou leur stockage, puis ultérieurement pour les boisements ou les reboisements et leurs entretiens . Rien que pour la Dordogne et la période 2000-2012, cette aide financière publique en provenance de l’Europe, de l’Etat, des Régions et des Départements se chiffre à 54 millions d’euros ! Une manne financière publique qui n’a pas échappé à la « faim d’ogre » des coopératives, des entreprises de travaux publics ou forestiers ou encore à celui des transporteurs de bois. Une opportunité tombée du ciel, qui a permis à la filière bois de prendre l’ascendant technique et financier sur des services de l’Etat en sous-effectif chronique et accaparés par le volume des tâches administratives. Désormais enorgueillie de son statut de monopole, encouragée et confortée par les politiques forestières nationales successives, elle impose sans retenue son modèle productiviste dans la rédaction des Schémas Régionaux de Gestion Sylvicole, censés pourtant, être élaborés par les antennes régionales du Centre National de la Propriété Forestière. Ainsi notre département, bien que n’ayant rien en commun avec le massif Landais voit s’étendre sur son sol, via ce SRGS de Nouvelle Aquitaine, les pratiques sylvicoles dites modernes, propres aux Landes de Gascogne. Un mode de gestion monocultural copié sur celui de l’agriculture intensive, qui s’effectue à l’échelle d’un peuplement, avec des rotations de plus en plus courtes, programmées tous les 35 à 40 ans. Une sylviculture qui détruit progressivement les sols forestiers ainsi que les peuplements feuillus de futaies ou de taillis sous futaies, qu’ils soient vieux ou anciens, divers ou biodivers et ce malgré le fait qu’ils constituent de véritables « puits de carbone » dont tous les scientifiques s’accordent à dire aujourd’hui, que leurs conservations sont essentielles pour lutter contre de changement ou le réchauffement climatique. Des peuplements feuillus, dont la spécificité impose qu’ils soient exploités selon le principe de la sylviculture mélangée à couvert continu (la SMCC), c’est-à-dire pieds par pieds, à l’échelle de l’arbre et non du peuplement. D’une foresterie de proximité, pratiquée en bon père de famille par des hommes de bon sens, d’expérience et qui plus est, fins connaisseurs des écosystèmes forestiers ; nous dérivons vers une sylviculture industrielle et déshumanisée, aux yeux de laquelle les forêts ne sont rien d’autres que des usines à produire du bois et nos bois des planches à fabriquer des billets, occultant au passage le fait qu’elles ont aussi et surtout un rôle environnemental, social, sociétal et qu’elles sont « source de vie ». Des plantations monospécifiques de conifères qui, pour être installés, nécessitent en amont des coupes rases massives de peuplements feuillus, suivies de travaux lourds et déstructurants (défrichements, labours profonds, plantations en ligne) réalisés par des engins forestiers le plus souvent inadaptés à la topographie et à la nature hétérogène et fragile des sols forestiers du Périgord, qui pour certains ont mis plusieurs siècles à se constituer et qui, en un seul passage de ses machines, sont détruits de manière quasi-irréversible. Des peuplements feuillus qui désormais sont dans le viseur des industriels et des organismes coopératifs, lesquels ne parlent plus de gestion forestière, mais plutôt de gestion de patrimoine ou de portefeuille. Une dérive sémantique lourde de sens, qui ne laisse guère de doute sur la finalité de leurs ambitions ou sur la nature de leurs objectifs. Des dérives qui, le plus souvent découlent de la définition à la Prévert que fait l’administration de la forêt et qui selon elle se résume à : « un lieu d’au moins 0,5 hectare, composé d’arbres pouvant atteindre une hauteur supérieure à 5 mètres à maturité, possédant un couvert au moins de 10% de la surface considérée et une largeur d’au moins 20 mètres en moyenne ». Alors qu’il en existe une autre qui fait consensus au sein de la communauté scientifique et qui la définit comme étant : « un écosystème relativement étendu, fragile et complexe, constitué d’un peuplement d’arbres, d‘arbustes et d’arbrisseaux ainsi que de l’ensemble des espèces qui lui sont associées et qui sont toutes en interaction au sein de cet équilibre précaire, qu’elles soient végétales, animales ou minérales ».
Ayant été, il y a quatre ans à l’origine de la création de l’association « SOS Forêt Dordogne », j’en ai démissionné en même temps que de mon mandat de coprésident, lors de la dernière assemblée générale du 12 avril dernier, suite à des divergences de fond et de forme avec la quasi-majorité des autres membres du collège. Parmi les premiers objectifs de l’association et en tant que seul spécialiste de la forêt au sein du groupe, j’avais soumis et argumenté auprès de votre prédécesseur, l’idée de rebaisser le seuil des coupes rases actuellement fixé à 4 hectares quel que soit l’essence, à 2 hectares pour les conifères et à 1 hectare pour les feuillus, tous peuplements confondus (futaie ou taillis). Une proposition qui, si elle avait été validée par arrêté préfectoral, aurait déjà eu pour effet de protéger une partie des 70% de propriétaires forestiers concernés et aurait permis de remettre sous le régime des autorisations préalables de coupes environ 20% des surfaces forestières, soit l’équivalent de 70 000 hectares de bois feuillus. Pour mémoire, il est bon de rappeler que le nombre de propriétaires forestiers en Dordogne avoisine les 90 000, que la moyenne de la propriété forestière se situe autour des 4 hectares et que celle de la surface parcellaire est inférieure à un demi hectare. Autant de petits propriétaires qui individuellement possèdent de faibles surfaces et échappent à toute réglementation, mais qui, une fois regroupés représentent les gros volumes ciblés par les entrepreneurs et les exploitants forestiers en quête de bois issus de coupes rases non réglementées, pour répondre à la demande exponentielle du marché de la filière bois énergie. Un choix de la profession, qui se fait malheureusement au détriment des feuillus et de la production de bois d’œuvre, qui elle, est en forte diminution !
Le « DIRE de l’Etat sur la forêt en Dordogne, dont la synthèse a été présentée en mai 2024, a été initié par votre prédécesseur suite à la tenue des « Assises départementales de la forêt », organisées à Périgueux par le Conseil départemental de la Dordogne le jeudi 02 février 2023. Assises, auxquelles j’ai eu l’honneur de participer, au nom de l’association évoquée précédemment, sur la table ronde n°1
« Panorama de la forêt en Dordogne : comment prendre en compte les spécificités locales du massif forestier Dordogne-Périgord ». Dans ce document de synthèse, il est précisé en page 4 de la partie réglementation : « que 100% des demandes de coupes, des signalements et des réceptions de travaux sont contrôlés par la DDT. Suivant les années, le nombre de coupes oscille entre 70 et 120. A cela s’ajoutent aussi des contrôles sur les compensations (entre 30 et 90 /an) et des défrichements (entre 10 et 20/an). Une grande partie (plus de 90%) de ces contrôles sont conformes à la réglementation. Les 10% non conformes font alors l’objet de rappels à la loi, suivis de mise en conformités et, pour quelques-uns, de suites administratives et judiciaires. ».
Une instruction et des contrôles qui portent donc sur un maximum de 250 dossiers/an, alors qu’en réalité la filière bois déclare en ouvrir plus de 3000 /an (source EAB 2018) en Dordogne. Des chiffres officiels qui valident le fait que plus de 92% des chantiers ouverts/an (coupes, défrichements, compensations, reboisements suite à exploitations) échappent, pour des raisons non précisées dans le document, à toute réglementation. Des instructions ou des contrôles administratifs qui, dans la réalité, ne concernent donc que 8% des travaux effectués. Est-ce un pourcentage acceptable dans un département comme la Dordogne, qui est le troisième département forestier de France avec une couverture végétale supérieure à 45% ? Un taux qui interroge aussi sur les priorités du service en charge des forêts et sur sa capacité de mener à bien ses missions régaliennes (défrichements, compensations et contrôles).
Autant d’éléments techniques, administratifs et écologiques qui, je l’espère, vont vous aider à prendre conscience de l’urgence qu’il y a désormais à faire évoluer l’arrêté préfectoral N° 2013148-0004 datant du 28 mai 2013 relatif aux coupes forestières dans le département de la Dordogne en abaissant le seuil des coupes à 2 hectares d’un seul tenant pour les conifères et à 1 hectare pour les feuillus, au lieu des 4 hectares actuellement en vigueur et ce indifféremment de l’essence. Un acte de responsabilité, déjà engagé dans nombre de départements limitrophes, qui apporterait une réelle solution de visibilité sur le terrain, pour une défense accrue et une protection renforcée de nos vieilles et anciennes forêts du Périgord, lesquelles au niveau national, sont comptabilisées dans les 19% de peuplements comptant plus de trois essences en mélange, alors qu’en France, quasiment la moitié des forêts sont désormais des peuplements monospécifiques.
Restant à votre disposition pour un échange constructif et techniquement argumenté.
L’avenir des forêts est aussi le nôtre, car sans arbres nous coupons nos racines !
Cordialement
Jean-Claude NOUARD
383 Route de la Berthomarie
Marsaneix
24750 SANILHAC
Tel/ 06 80 63 93 39
*Ancien chef technicien des Eaux et Forêts en Dordogne et correspondant observateur du département santé des forêts
*Co-fondateur et ancien co-président de l’association SOS Forêt Dordogne.
*Correspondant de l’association A.R.B.R.E.S. pour la Dordogne
*Auteur d’essais sur la forêt